Ces morceaux de verre

« Ces morceaux de verre, ces gouttes de mercure, ces dés à jouer, image simple de la chance, ces menues et risibles trouvailles, ces fioles dépréciées, déchets et rebuts des occupations des adultes, mais brillants, mais rares, mais difficilement acquis, éduquent l'âme enfantine et lui enseignent une première fidélité à elle-même. Elles l'aident à se reconnaître et à tenir plus qu'au reste à quelques biens très intimes qui ne tirent leur valeur que de la valeur même qu'elle s'accorde. Le monde autour d'elle peut mépriser de si misérables objets. Les sacrifices qu'elle leur consent les sanctifient. Par cet intermédiaire dérisoire, elle se trempe et s'entraîne à sauvegarder avec un pauvre secret la source et le gage de sa future puissance. C'est elle-même qu'elle conserve si jalousement. De sa cachette, le trésor extérieur protège déjà la confiance d'un homme dans sa vocation et dans la faveur du destin. Quiconque veut agir, en même temps qu'il ne doit pas présumer de ses forces, doit encore moins s'en défier, et celui-là surtout qui croyait n'avoir pas besoin d'espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer devait savoir mieux que personne qu'il est dans l'être un ressort ultime que ne brise aucun désastre et que le triomphe ne détend pas : il suffit de ne pas attendre des caprices du sort les biens qu'on estime d'abord et de n'appréhender plus que les défaillances de son propre cœur. »

Roger Caillois, « Les secrets trésors », in Instincts et société.