Les Neiges d'antan (Terminal Frigo)
Depuis deux ans que je passe la majeure partie de mon temps au Havre, je n'avais jamais entendu parler du quartier des Neiges. J'ai découvert son existence en lisant Terminal Frigo de Jean Rolin, ému d'y trouver décrits avec précision d'anodins lieux de passage quotidien, théâtres de faits divers dont j'ignorais tout. Quand j'ai interrogé des Havrais sur le quartier des Neiges, ils n'ont su que me montrer un lointain au-delà des docks et une affectation de dégoût.
Pour me rendre aux Neiges, il m'a fallu traverser ponts mobiles et quartiers industriels sans fin, avec pour points de mire les gigantesques portiques à containers. Dans le quartier voisinent immeubles HLM plutôt bas et pavillons assez séduisants, construits de bric et de broc. Je croise peu d'êtres vivants, quelques hommes indécemment allogènes, quadrillant le quartier, dont je ne parviens pas à déterminer s'ils sont Témoins de Jéhovah, sondeurs ou militants en campagne, des chiens, deux foulques qui plongent avec une grâce de nageuse et une régularité de métronome — toutes les 43 secondes, je les vois reprendre leur souffle —, une jeune femme qui boite. Je n'ai jamais vu autant boiter qu'au Havre, et pas de la légère claudication à laquelle condamne une fracture mal réparée, mais de boiteries fantasques et natives : boiter avant même de savoir marcher, voilà une vocation. Tous ces gens qui boitent dans la rue me consolent et me réjouissent, me rappellent que l'histoire n'a pas été totalement évacuée de ce monde, car un monde sans boiteux est un monde sans histoire aussi sûrement qu'un monde sans nain est un monde sans merveilleux. Une mouette unijambiste comme en écho se pose près de moi et entreprend de nettoyer la carapace verdâtre d'un crabe. Elle finit par renoncer, je cale en espérant qu'elle reviendra la carapace entre deux pavés disjoints. L'air sent sacrément l'empyreume.
Le quartier tient son nom de l'église Notre-Dame-des-Neiges, dédiée à cette apparition qui sauva au XIIIe siècle des pêcheurs pris dans une tempête de neige. Plus tard, on implanta dans les environs le lazaret, bâtiment qui accueillait les marins mis en quarantaine, mais par une étrange contagion, c'est tout le quartier qui semble aujourd'hui condamné à l'isolement et à l'insularité, cerné par les bassins et les canaux, dévoré par un port en constante extension. Après la Seconde Guerre Mondiale, la municipalité a été tentée de ne pas reconstruire le quartier pour partie détruit et de le remplacer par une zone portuaire ; heureusement on avait été aux Neiges largement résistants. En 1994, c'est le classement en zone Seveso qui a failli lui être fatal, mais les habitants ont réussi à obtenir son annulation. Depuis longtemps la plage Pouilleuse n'existe plus, on ne vient plus en famille voir deux fois l'an passer le mascaret, quelques uns toutefois se battent pour conserver leur gabion et pour que les Neiges demeurent, les Neiges et autre chose que je suis bien incapable de nommer, quelque chose à l'évanescence tragique qui se révèle au moment même où il s'efface.