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27 novembre 2020

Incarnation

Je suis dans le jardin de mes grands-parents ardéchois, sur la balançoire à l'ombre du grand cerisier, et j'entends parler du possible transfert de Maradona à l'OM. L'excitation de mes oncles et cousins doit être grande pour que je l'aie partagée, et que je m'en souvienne. C'est l'été 1989. Jusque là le football n'excédait pas pour moi les limites du terrain de la cour de l'école. Tout juste ai-je entendu mes copains parler, sur ce terrain, de la retraite de Michel Platini, deux ans plus tôt.

Coupe du Monde 1990, je me souviens avoir vu le début de la finale dans un bar de montagne, et c'est à peu près tout. Le foot professionnel commence à peine à m'intéresser, j'ai fêté un mois plus tôt la victoire de Montpellier en coupe de France, j'ai vibré pour la première fois devant la demi-finale face à Saint-Étienne. Mais je n'ai aucun souvenir de Maradona, qui amorce ici son déclin, et quand nous jouons avec mon cousin nous nous imaginons plus volontiers être Careca, son coéquipier au Napoli, Roger Milla ou Toto Schilacci, le héros sans grade.

1994, autre coupe du monde, j'associe le but de Maradona contre la Grèce à un terrain sableux, au milieu de la cité, soit que nous l'ayons rejoué là les jours suivants, soit qu'on me l'ait raconté sur ce terrain alors qu'il venait d'être marqué, avant que j'en voie les images. Diego renaît, je suis sur le point d'enfin découvrir son génie, mais tout s'arrête aussitôt et ne reprendra jamais plus. Je me console en idolâtrant Cantona, une sorte de Maradona du pauvre, ou du riche.

Sur le terrain, je ne m'imagine pas être Maradona, je ne l'ai jamais vu jouer. Quand je jongle avec les épaules ou que je garde le ballon sur mon front, à la manière d'une otarie, les plus vieux me parlent de lui, mais moi je pense à Ronaldinho, qui émerge. Platini peut bien dénigrer Zidane en disant que ce qu'il fait avec un ballon, Maradona le faisait avec une orange, je m'en moque : qui joue avec une orange ? Et qui mieux que Zidane avec un ballon ?

Et puis grâce à Internet je finis par voir des images, des tours de cirque, des buts fameux, des actions d'éclat, des lucarnes parfaites, barre et poteau à la suite, si souvent que ce ne pouvait être un coup de chance, des dribbles, des ouvertures, et des tacles subis d'une violence qui nous paraît irréelle, parce que d'une autre époque. Et des joueurs du temps passé on a toujours tendance à relativiser le talent : à l'époque, ça allait moins vite, les défenseurs ne savaient pas s'aligner, il n'y avait pas de pressing. Eh bien, de Maradona on ne peut pas penser cela : il serait aujourd'hui titulaire dans n'importe quel club au monde, j'en suis sûr.

Chaque génération a ses idoles. Je sais bien que si les exploits de Cristiano Ronaldo et de Messi me laissent froid, c'est parce que je suis trop vieux. Mais il n'y a pas que cela. Les joueurs que j'ai idolâtrés étaient de beaux athlètes : Cantona, Zidane, Ronaldo. Ceux qui les ont suivis sont des corps-machines, des hormones de croissance du petit Messi aux cadences infernales des exercices abdominaux du Portugais. Quant à ceux qui les ont précédés, ils avaient des corps qui nous paraissent bien imparfaits, loin de nos modèles, des corps que le travail ni la science n'avaient modifié, mais le jeu, mais la vie. Le football est cette ville dont le prince fut un nain.

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