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10 juin 2011

Symptoma

J'ai failli interrompre ma lecture du journal de Michel Leiris à la page 50 et cette phrase « Le prix des mots, c'est le pire de mes maux », tenant l'usage assumé de l'homophonie mots/maux comme un très sûr symptôme de médiocrité poétique. Par clémence, j'ai consenti à n'y voir que l'accès tardif d'une maladie infantile — Leiris alors n'a que vingt-trois ans —, et j'ai poursuivi péniblement ma progression.

A la page 67, j'ai lu cette phrase : « Chacun est libre de préférer les jeux de hasard à la rigueur mathématique du jeu d'échecs. », qui ressemblait à celle que j'avais écrite quelques heures plus tôt, dans la note précédente : « Libre à chacun de préférer vivre dans un monde dont le plus grand champion d'échecs est un ordinateur, etc », dans sa construction comme par son thème, quoique avec des visées différentes. Je cite un extrait un peu long, c'est le meilleur du livre jusqu'ici : « Toute affirmation reposant sur des bases rationnelles est une duperie, — à moins toutefois que l'on ne perde jamais de vue la gratuité de tous les axiomes qui servent de bases premières à la logique et à toutes les sciences exactes. La logique ne peut prétendre à être autre chose qu'un jeu. Chacun est libre de préférer les jeux de hasard à la rigueur mathématique du jeu d'échecs. Il y aurait entre notre science de l'erreur et la science orthodoxe le même rapport qu'entre les jeux de cartes et celui des échecs. Le jeu de l'erreur [est] constamment renouvelé dans son intérêt par l'intervention du hasard mystique imprévisible, alors que celui des échecs ou de la science orthodoxe n'est jamais gouverné que par la force ou la capacité des joueurs. »

[Je voulais faire court, c'est un échec, alors je vais faire long et digresser allègrement. Je devais jouer ce soir le dernier match de la saison, j'avais dormi en conséquence, le match a été annulé, j'ai regardé le Pologne-France à la place, c'était plutôt plaisant, et maintenant loin du sommeil je regarde distraitement l'émission de Taddéi, ce que je n'ai pas fait depuis longtemps, et en effet c'est Ce soir ou jamais puisque c'est la dernière de la saison, c'est franchement pas terrible, il y a une intervenante désagréable, Sylvie Ohayon, une publicitaire dont le principal fait d'arme, m'apprend un article, est d'avoir non pas inventé le slogan de la marque Wonderbra « Regardez-moi dans les yeux, j'ai dit les yeux ! », ce qui déjà serait bien peu, mais de l'avoir adapté de l'anglais ( « Look me in the eyes and tell me that you love me » ), c'est dire la pointure.]

J'en reviens à Leiris, qui exagère la part du hasard dans les jeux de cartes, pour ne rien dire de la création poétique. « Le plus important au poker ce ne sont pas les cartes, c'est ce que vous en faites » ment effrontément Patrick Bruel dans une publicité, au poker le plus important ce sont les cartes, les cartes et l'argent misé, à la télé un ordinateur calcule le pourcentage de chance qu'a chaque joueur de gagner la partie, les joueurs qui ne connaissent que leur jeu font mentalement des calculs d'épicier et finissent par jouer ce qu'ils doivent, avant de devoir ce qu'ils jouent : tout est quantifiable, même le hasard, et l'immense succès de ce jeu idiot est lui aussi un symptôme. De quoi ? Peu importe, les maladies mentales ne doivent pas recevoir de nom, les baptiser les rend réelles et attachantes. Je voulais dire du mal du poker depuis longtemps, c'est fait, et maintenant je vais dire du bien de tous les autres jeux de cartes pour prouver qu'ils ne laissent pas comme le poker portion incongrue au hasard.

Mais je ferai ça un autre jour ; pour l'heure, tardive, je me contenterai de préciser que je me suis amusé du hasard qui a mis sous mes yeux la phrase de Leiris, mais que l'expression « intervention du hasard mystique imprévisible » me fait pouffer. Et je finirai en citant Caillois (une seule mention, insignifiante, du cofondateur du Collège dans les neuf cents pages du journal) : « Il va sans dire que je n'y aperçus pas le moindre présage ou je ne sais quelle prédestination, encore moins une de ces coïncidences pour lesquelles André Breton avait forgé quelques années auparavant l'expression pléonastique de hasard objectif, sans doute pour masquer le caractère subjectif, sinon superstitieux, de l'importance qu'il leur accordait. »

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