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planes
23 octobre 2010

« Demain il ferait jour, et la route était encore longue... »

Nous avons gagné. Ainsi s'achève un livre précieux (Traité du zen et de l'entretien des motocyclettes) et ainsi commencent de bien mauvaises notes. Il semble que je n'écrive ici qu'à la sortie du terrain, pour tuer les longues heures qui me séparent d'un repos mérité. Il faut que la pression retombe, que les muscles se détendent et que l'esprit se réadapte au monde. Si j'avais été footballeur professionnel, combien de temps cela aurait-il pris ?

J'ai marqué un but de la tête — soyons honnête : du dos. Je marque beaucoup en ce moment, parce que je n'ai que ces œuvres dérisoires à dédier. Mon grand-père est mort. Je ne l'écris pas pour exhiber ma tristesse ou pour être consolé, il ne s'agit pas de moi et d'ailleurs je ne suis pas triste ; j'écris pour qu'on sache quel homme était mon grand-père.

Mon grand-père était ardéchois, comme ses parents, mais il avait grandi dans le Nord, pour lequel il a toujours gardé une sincère dilection. Dans sa jeunesse il a aimé le foot, avant que l'argent le corrompe, a supporté Lille, non le LOSC qui n'existait pas, non plus l'Olympique Lillois, club bourgeois, mais Fives. Je ne crois pas qu'il ait jamais joué. Une fièvre typhoïde avait failli lui être fatale, enfant, et il s'en était sorti petit, malingre et de constitution débile. Il a vécu jusqu'à 90 ans.

Je suis à peu près certain qu'il a toujours voté à gauche, mais il avait de fameuses tirades contre le progrès. A table nous le taquinions en le lançant sur le sujet, il s'y prêtait de bonne grâce et nous riions de bon cœur. Mon grand-père était un homme bon.

(alors que j'écris ces lignes, j'apprends le décès du père de mon meilleur ami, un paysan bourru qui m'avait offert le vivre et le couvert pendant les vendanges, un homme qu'on ne pouvait qu'aimer une fois qu'on avait cessé de le craindre. La mort est partout, elle nous cerne et la vie n'est qu'un incessant jeu d'évitement, une joyeuse danse macabre autour du gouffre. Il faut aimer la mort avec passion, mais jurer fidélité à la vie.)

Il était écrivain à ses heures, poète bucolique et nouvelliste noir. Il a publié ses textes dans des revues confidentielles, un recueil de nouvelles à compte d'auteur et il gardait dans sa bibliothèque un bottin des littérateurs dans lequel il figurait sans doute à sa demande. Cela ne le déconsidère pas et ses nouvelles, œuvre d'un sombre Simenon du Plateau ardéchois, se closent par des chutes belles et tragiques. « Alors, son œuvre achevée et l'esprit libéré de la peur, Charles-Hubert Henri de Beauvert arme son fusil de chasse et se fait sauter la mâchoire. »

Une autre s'achève ainsi : « Elle venait tout juste de passer. » Quand j'ai vu mon grand-père pour la dernière fois, il disait : « je me désagrège », et aussi « je vais bientôt pousser mon dernier soupir ». Il a appelé la mort à lui, comme le fait par impatience quiconque souffre d'une douleur aiguë née d'un mal passager. Mais lui était sérieux, il voulait vraiment la mort et c'était vertigineux de songer à tous les instants qu'il avait vécus, tous les souvenirs qu'il avait amassés, et qui bientôt comme lui ne seraient plus. Passer est le verbe juste, car même pour l'incroyant il s'agit d'un passage.

Il a passé peu après minuit, comme pour atteindre le jour où ma grand-mère, disparue en début d'année, aurait eu 95 ans. La réunion familiale a souvent été joyeuse, on a ri bien plus qu'on a pleuré. J'ai du mal à concevoir que la famille soit aujourd'hui considérée comme le creuset des souffrances et des rancœurs, et je veux croire que mes grands-parents assistant à la scène auraient conclu, apaisés : « nous avons gagné ».

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Commentaires
P
Mélancolie française.
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