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3 décembre 2008

Du rythme !

Au rapprochement qu'établit Bernard Delvaille dans son brillant petit livre Vies parallèles de Blaise Cendrars et de Charles-Albert Cingria, j'ai envie d'adjoindre un troisième larron, Arthur Cravan, au risque de confirmer, par la faiblesse de l'analogie que ne semblent justifier que l'initiale commune et la nationalité helvétique, le jugement de Mme V., mon institutrice de CP, qui en moi voyait un « double-bourricot ».
Mais d'abord, être suisse, ce n'est pas rien, cela vous préserve de quelques mobilisations. Arthur Cravan l'était imparfaitement, suffisamment anglais pour fuir la Grande Guerre à l'autre bout du monde ; l'Allemand Blaise Cendrars et Cingria le Constantinopolitain, « c'est-à-dire Italo-franc levantin », l'étaient aussi avec désinvolture. Et puis, la Suisse est si petit pays qu'il vous encourage à courir le monde, ce que tous trois firent, dans des styles différents. Par fantaisie, j'associe le voyage au labyrinthe du jeu de l'oie, l'oie cravant et l'oie cendrée. Et Cingria ? C'est un cygne du Léman, ou peut-être un pélican, d'aspect lourdaud et gracieux dans son vol.
« Les plumes d'oies, à mon avis, gagnent beaucoup à être en aluminium imitant l'oie », écrit Cingria dans Petites Feuilles. Nos trois hommes sont sensibles à un certain élargissement des moyens et des horizons, à une beauté technique offerte par la modernité. Cravan, dans son poème « Sifflet », dit la grandeur du navire à turbines, de la puissance commerciale, la douceur des ascenseurs. Dans Moravagine, Cendrars loue la splendeur des arsenaux et du commerce transatlantique, et le fait en plagiant un texte de Cingria, paru dans la Revue romande le 15 octobre 1919, « Le Grand Rythme ».
Le rythme, voila la grande affaire, quel que soit le domaine. Dans L'Homme foudroyé, Cendrars écrit : « [...] Charles-Albert loua une chaumière dans le hameau, convaincu qu'il avait trouvé l'ambiance favorable pour rédiger enfin l'œuvre de sa vie : son grand traité du rythme (œuvre que j'attends toujours). » Ce grand traité, qui eût été sans doute le plus beau livre du monde, il nous faut nous contenter de ses fragments, que sont tout l'œuvre de Cingria. On peut bien sûr en deviner les grandes lignes, à partir de ces lignes grandes : « J'ai à propos de Ramuz cité Notker, non que j'estime qu'il y ait une filiation helvétique — le mouvement de Saint-Gall, à quoi il faut tout rattacher, est de source irlandaise — mais parce que son art est bien de la séquence, c'est-à-dire de la poésie qui est tout d'abord de la prose et dont on ne s'aperçoit qu'après que c'est de la poésie. » Cingria, avant de se brouiller avec lui et de le surnommer le « répugnant porcher alpestre », tenait Cendrars pour un grand séquentiaire. Je méconnais largement l'œuvre de Cendrars, par fidélité à Cingria et surtout par paresse devant une telle étendue, celle d'un homme qui a tant écrit, tant vécu, tant menti ; pourtant, je ne doute pas qu'il y ait beaucoup à trouver par exemple dans la Prose du Transsibérien, sur laquelle Cingria écrivit : « Entre chaque couplet, il y a ce dessin et ce bruit de rails. Alors vraiment, on comprend. Notker revit s'amplifie. » 
En Cravan, j'aime la brute, qu'elle boxe ou qu'elle critique, plus que le poète. Plus économe de son temps, cependant, il eût pu écrire quelque prosopoème, « chose future, et dont je renvoyai, du reste, l'exécution aux jours heureux — et combien lamentables — de l'inspiration. Il s'agissait d'une pièce commencée en prose et qui insensiblement, par des rappels — la rime — d'abord lointains et de plus en plus rapprochés, naissait à la poésie pure. » (« Oscar Wilde est vivant !  », Maintenant n°3) Et quand Cravan écrit « Toute la littérature, c'est : ta, ta, ta, ta, ta, ta. », on peut entendre comme on le fait habituellement un rigolard mépris pour l'art, ou tout au contraire un succinct éloge du rythme. 

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